Emmanuelle Sodji, journaliste- réalisatrice, basée en Afrique de l’Ouest depuis 2010 est connue pour la couverture de notre pays, le Togo pour TV5 et France 24. Basée au Bénin depuis quelques années, elle travaille également dans d’autres pays de la sous-région. La journaliste, franco-bénino-togolaise, indépendante, collabore également à d’autres chaines et entreprises de productions étrangères. Emmanuelle Sodji a tourné de nombreux reportages sur des terrains difficiles, dans le Nord du Mali, à Tombouctou, peu avant la chute de la cité de 333 Saints, prise par les jihadistes d’Ansar Eddine, en 2012 ; dans le Nord du Nigeria auprès des populations victimes des violences meurtrières du groupe paramilitaire islamiste, Boko Haram, au Burkina Faso ( au moment de la chute de Blaise Compaoré ), au Sénégal ,au Cameroun et au Niger et réalisé de nombreuses enquêtes sur la traite des enfants au Togo et au Bénin. Emmanuelle Sodji a couvert plusieurs élections présidentielles pour les médias internationaux (Nigeria, Togo, Bénin). Auparavant, en France, au début des années 2000, la journaliste présentait le journal Afrique sur France 0, une chaine du Groupe France Télévisions, des émissions spéciales pour TV5 et FRANCE 0 et effectuait des missions de reportages sur le continent africain pour le compte de l’Agence internationale de Télévision (l’AITV), une agence spécialisée sur l’Afrique. Précédemment, elle a travaillé en Amérique du Sud (Guyane française), en Martinique et en Guadeloupe, au sein de (RFO) Réseau France Outre Mer en télévision et en radio. Après toutes ces années de terrain, elle évoque pour notre journal les difficultés de la profession et les problématiques à relever pour une femme journaliste.
Imagine Demain : Les journalistes deviennent-ils des cibles de plus en plus importantes sur les terrains de conflit ?
Emmanuelle Sodji : Oui et malheureusement ils sont délibérément ciblés en plus d’être des victimes collatérales sur les lignes de front. Aujourd’hui, porter un brassard et un casque de presse, défendre la liberté de la presse, ne suffisent à vous mettre à l’abri parce que la fonction n’est plus aussi protectrice que dans le passé. Les journalistes sont souvent accusés de faire de la propagande ou de servir un camp quand ils donnent la parole aux forces en présence. Ils sont donc plus exposés à la mort sur un conflit. Pourtant, le plus grand danger pour un journaliste n’est pas forcement sur un terrain de conflit. Il est plus fréquemment sournois, quand vous traitez des sujets qui dérangent. On ne le répètera jamais assez, plus de 90 % des journalistes sont tués en couvrant des sujets locaux. Quand ils sont exécutés en exerçant leur métier, cela fait la « Une » des journaux pendant quelques heures s’il s’agit d’un confrère qui travaille pour une chaine célèbre puis, l’information en chassant une autre, sombre dans l’oubli. D’ailleurs, je pense à tous ces journalistes moins connus dont l’exécution est traitée comme un fait divers, une banalité même. On ne devrait jamais s’habituer à décompter les morts chaque année à l’occasion des rapports sur la liberté de la presse. Il faut que les populations s’indignent davantage car c’est une sentinelle de la liberté qu’on réduit au silence. Les organisations des droits humains doivent porter un regard spécifique sur cette problématique.Quand il y a meurtres de journalistes dans la majorité des cas, le taux d’impunité́ est de plus de 90 %. Il faudrait faire en sorte que la liberté d’informer reste une citadelle qu’aucun Etat, qu’aucune organisation ne devrait oser attaquer. L’assassinat de la presse c’est vouloir, en filigrane, viser toutes les libertés, qu’elles soient publiques ou individuelles. Cette mise à mort programmée de la liberté de la presse en dit long sur le mauvais état des droits dans nos sociétés. Toutes les digues de nos libertés sont en train de sauter au moment où paradoxalement, nous n’avons jamais été autant confrontés à un tel flux d’informations continu. Mais quelles informations ? Les individus devraient réfléchir à cette question. En réalité, le journalisme d’information dérange car la volonté de dissimulation est une réalité, compte tenu généralement de la sensibilité de certaines informations ou simplement des exactions que l’on cherche à cacher. Dans un Etat où les droits des individus sont restreints ou bafoués, un journaliste est en danger dès qu’il n’est, en général, pas manipulable ou corruptible.
En quoi une femme journaliste est-elle plus vulnérable qu’un homme dans un environnement sécuritaire complexe et hostile ?
En plus des raisons qui font qu’on s’attaque à un journaliste, il y a des raisons spécifiques pour que l’on s’en prenne à une journaliste femme. L’environnement sécuritaire complexe et hostile dont vous parlez, c’est avant tout pour une femme, l’insécurité permanente dans n’importe laquelle des corporations. Cette insécurité se manifeste par de la misogynie, du harcèlement et des violences sexuelles. Il suffit d’observer le regard que portent beaucoup d’hommes sur les femmes dans nos sociétés et vous voyez se dessiner un tableau bien sombre. Un état des lieux pas très reluisant pour la gent féminine. Cela semble empirer au fil du temps. La femme journaliste livre souvent un combat sur plusieurs fronts : dans son foyer, avec son entourage professionnel et enfin sur le terrain. En 2011, les viols et violences sexuelles dont ont été victimes les femmes journalistes en période de crise ont été documentés. Notamment lors des manifestations en Egypte au Caire, sur la place Tahrir. D’ailleurs, quelque temps après, le Conseil de sécurité́ des Nations unies, avait évoqué les risques spécifiques auxquels les femmes journalistes et professionnelles des médias sont exposées dans leur travail. Il avait appelé́ à prendre des mesures visant à assurer leur sécurité́ en période de conflit armé. Il faut avoir en tête que dans de nombreux pays africains, être une femme dans le milieu de la presse est très mal vu. Dans certaines sociétés, c’est même contraire aux normes sociales et cela peut être l’origine de représailles. Vous le constatez, la violence vient de partout. Lorsqu’une femme interroge un officiel, une autorité, elle peut être vulnérable. Alors, quand elle travaille sur un dossier sensible, le cocktail des défis à affronter est explosif. La méthode la plus couramment utilisée pour réduire une femme au silence après la tentative de corruption si elle ne fonctionne pas, c’est la tentative de séduction. Il existe aussi une autre méthode, une violence verbale basée sur le genre, visant à vous impacter psychologiquement, ce dont on parle moins. Le canal d’attaque, ce sont les réseaux sociaux ciblant à la fois les femmes journalistes et les femmes activistes.
La gravité du problème est-elle suffisamment prise en compte ?
La gravité du problème ne peut pas être prise en compte tant que la parole de la majorité des femmes restera bâillonnée en raison de la persistance de l’omerta, tant que la femme journaliste continuera à exercer son métier sous cette cloche. Et dans des pays où les femmes journaliste sont servies de catalyseur, le boomerang a été violent. Par exemple, au Bénin, les révélations de la journaliste Angela Kpeidja ont provoqué une déflagration qui a fracturé la société entre partisans et adversaires de la condition de la femme harcelée dans le secteur de l’audiovisuel. Ses adversaires, hommes et femmes se sont érigés en donneurs de leçons. Notre consœur avait osé lever un voile sur des pratiques que la majorité des femmes subissait. A mon avis, il faudrait que la justice protège davantage les victimes de harcèlement et de violences sexuelles. Pour cela, cette justice très masculine devrait faire tomber des remparts qui protégent de grands patrons en prenant plus en compte la parole des femmes victimes. Mais, au-delà du journalisme, toutes les corporations sont concernées par les problèmes liés au genre. Ils évoluent donc avec la société. Pour les journalistes femmes, il est évident que la sensibilisation, la formation spécifique liée à ces problématiques et la structuration en corporations professionnelles sont des voies qui peuvent permettre de contenir et faire reculer le phénomène. Chaque journaliste femme doit se sentir concernée, les hommes aussi d’ailleurs. Et c’est un travail de longue haleine.
Pourquoi, malgré tout, est-il important pour les femmes de continuer à exercer ce métier ?
Sans pour autant enfermer les femmes journalistes dans certaines cases, il est primordial que, malgré tous les types de menaces, les femmes soient bien représentées dans le journalisme sur le continent africain et spécialement en Afrique subsaharienne. Nous sommes encore dans des sociétés où certains sujets sont difficilement traitables par les hommes. Cela concerne la santé sexuelle, les violences conjugales ou encore les mutilations génitales. Car, encore aujourd’hui une femme n’est pas susceptible de parler de ces questions avec un homme journaliste. Les femmes seront donc mieux placées pour recueillir des témoignages. Mais, attention, les femmes journalistes doivent veiller à ne pas être que reléguées à ce type de thématiques. Il est évident, mais si cela ne l’est pas pour tout le monde, qu’une femme peut aussi bien traiter ces sujets que des sujets liés à des conflits ou à la politique. Avec la montée de l’extrémisme violent dans nos régions africaines et le risque de kidnapping (enlèvement) de journalistes, avez-vous peur ? La peur est une réalité qu’il faut dompter. J’ai déjà été confrontée à des situations où ma vie était directement menacée. Mais cela ne m’empêche pas de poursuivre mon métier. Le risque est omniprésent. Ce qui exige de la prudence et de la vigilance. Les consignes de sécurité doivent être scrupuleusement respectées, sans que cela vous empêche de faire correctement votre travail. Il faut à chaque fois être capable de déterminer la limite de risque à ne pas franchir. Et parfois, cela relève de décision immédiate que l’on prend, sans toujours avoir en main toutes les cartes. L’instinct de survie s’aiguise avec l’expérience du terrain, et cela permet de prendre plus de risques sans trop s’exposer. Le devoir d’informer est une responsabilité qu’il faut assumer. Il faut trouver l’équilibre entre le risque, sa peur, et l’exercice de son métier.
Beaucoup de situations, d’anecdotes façonnent votre parcours et votre carrière depuis 25 ans. Lesquels vous ont le plus marqué ?
Beaucoup d’événements ont jalonné mon parcours professionnel. Plus de 25 ans d’audiovisuel, cela laisse des traces, parfois profondes. Et c’est ce que vous ne verrez jamais à la télévision. Lorsque je réalise un sujet, derrière une histoire racontée qui est diffusée, il y a le off. Cela peut être des péripéties dignes de romans d’aventure, de grands moments d’émotions à l’écoute de témoignages quand je me sens impuissante face à l’extrême pauvreté de populations dans des coins très reculés. Mais, la cicatrice la plus profonde, le plus grand drame pour moi cela a été la descente aux enfers de mon assistante sénégalo-malienne. C’était en 2012 à Tombouctou (nord du Mali, 1010,3 km de Bamako la capitale), quelques semaines avant la prise de la ville par les jihadistes. Les populations vivaient dans la peur des attaques. Au bout de quelques jours de reportage, mon fixeur Touareg m’a demandé de quitter la zone en pleine nuit. Nos vies étaient en danger. Il nous a ramenés jusqu’à Douentza (centre, à 800 kilomètres de Bamako, sur l’axe conduisant à Tombouctou). Et de là, nous nous sommes fondues discrètement dans un bus, pour regagner la capitale. Dans le bus, il y avait en majorité des militaires en civils qui désertaient le nord. L’ambiance était assez particulière, tout le monde s’épiait. Mon assistante qui avait déjà eu très peur à Tombouctou, a tenté de s’égorger. Elle pensait que nous étions en danger et a voulu se suicider. Ensuite, la descente aux enfers a continué. Je vous passe les détails mais en quelques jours, elle a sombré dans la folie. Il m’a fallu 3 mois pour retourner sur le terrain. Je pourrais encore témoigner sur de nombreux événements qui laissent des traces mais je prendrai le temps d’écrire. Dans quelques années, je rédigerai sans doute mes mémoires de femme journaliste. Quand il n’y aura plus d’enjeux.
Propos recueillis par Joseph Mensah-Boboe
Imagine Demain Jeudi 30 juin 2022