Il est essentiel de prendre la peine de bien comprendre ce qui vient de se passer à Montpellier le 8 octobre 2021 et surtout d’en anticiper correctement les suites. En effet, alors que beaucoup de personnes se sont insurgées contre ce sommet, des déclarations commencent à jeter le trouble dans les esprits, arguant des intentions de la machine MACRON, qui ne seraient pas toutes mauvaises, et du fait que l’Afrique, les Africains, pourraient toujours en tirer quelque chose, qu’il faudrait donc laisser du temps aux promoteurs du sommet avant de les juger, etc. Par conséquent, je crois qu’il nous appartient de creuser la question pour éclairer les uns et les autres mais surtout pour nous donner des chances d’intervenir à bon escient dans le cours des choses. Pour ce faire, on pourrait s’inspirer des usages des policiers pour mener une enquête. Ainsi, la question qui constitue le fil de cette enquête est : à qui profite finalement ce qui s’est passé à Montpellier le 8 octobre 2021 ?
On pourrait commencer par retourner sur les lieux, pour réexaminer ce que les policiers appellent la scène de crime. Que peut nous apprendre l’observation de cette scène sur les intentions des organisateurs ?
Un espace organisé comme un plateau de spectacle avec un personnage au centre, Emmanuel MACRON ; à sa gauche et à sa droite d’autres personnes. On le constate, le décor est soigné, la mise en scène n’est pas laissée au hasard: c’est donc un événement en quelque sorte théâtral, destiné à frapper l’imagination des spectateurs. Les jeunes qui entourent Emmanuel MACRON, ont – ne soyons pas naïfs – été choisis et on peut sans risque de se tromper avancer qu’on leur a recommandé de ne pas mâcher leurs mots. En outre MACRON avait préparé ses réponses. Pourquoi s’en serait-il privé ? Pourtant, de façon étonnante, la mise en scène a été efficace puisque des Africains ne tarissent pas d’éloges sur la jeune dame Burkinabè, Eldaa KOAMA, qui a présenté « des marmites à récurer » (on devrait lui décerner un prix de théâtre) !
A qui cela profite-t-il ? Evidemment au personnage central : il est mis en lumière, c’est Emmanuel MACRON.
Ce dernier est entouré de onze jeunes qui ont tous la peau foncée et dans la salle, il y a aussi beaucoup de Noirs qui assistent au spectacle. Cela fait penser certainement à la diaspora noire en France qui a été assez peu étudiée.
Pourtant on peut se demander ce qu’il y a de commun entre
- un jeune d’un village du Togo, qui ne sait pas comment faire pour finir ses études et échapper à la pauvreté de la vie rurale en Afrique, qui rêve de quitter son village et peut-être même son pays pour enfin vivre dans le confort, et
- un jeune, dont certes, les parents ou les grands parents sont des Africains, mais qui est né à Mantes-La-Jolie, qui souffre de la marginalisation que vivent les jeunes des banlieues, qui veut être reconnu comme un français à part entière (au nom d’une théorie de l’assimilation), et qui se projette dans un avenir en France, qui rêve d’un destin de Secrétaire d’Etat, porte-parole du gouvernement comme Sibeth NDIAYE, ou d’élue française comme Syrah SYLLA (députée La République en Marche) ?
- Le 8 octobre 2021, ne servira-t-il pas plus les intérêts de la diaspora en mal de reconnaissance en France, surtout si on sait que le sommet devrait déboucher sur la construction d’une « Maison des mondes africains et de la diaspora en France » ?
Dans ce sens cette maison ne peut être construite qu’en France, puisqu’il s’agit pour elle de constituer un lieu de création, d’expérimentation et de transmission des savoirs, ouvert à tous les publics (MBEMBE Achille, Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain, 2021). En effet, ceux qui sont nés et vivent en Afrique ont des lieux qui leur offrent ces savoirs, dans leur famille, leurs communautés de vie, leur école, etc. Même si une réflexion doit être menée à ce propos, la Maison ne saurait être édifiée pour ces derniers.
- Et dans le même ordre d’idées, comment saisir la promesse de la restitution des objets patrimoniaux aux Africains ?
Elle devrait avoir du mal à se réaliser puisqu’on a besoin de ces objets en Europe pour la diaspora. Dès lors on comprend mieux les réticences exprimées sous le prétexte que les Africains n’auraient pas les techniques et les compétences pour la conservation de ces objets. De la même façon qu’en 2006, la création d’un Musée des Arts Premiers à Paris par Jacques CHIRAC a permis de garder en Occident des objets qui auraient dû être rendus aux habitants de l’Afrique, de l’Amazonie et de l’Océanie, la Maison des mondes africains et de la diaspora gardera avec une certaine légitimité les objets réclamés aujourd’hui par les Africains. Quel subterfuge ?
En définitive on remerciera Emmanuel MACRON pour les quelques objets restitués, mais surtout pour cette Maison qui exalte la culture africaine au cœur de la France ! Cela soignera un peu sa popularité dans les banlieues-misère ! Quel clin d’œil pour sa campagne électorale ?
- Mais nous n’en avons pas fini avec la diaspora car elle présente bien d’autres visages, en particulier celui de jeunes qui ont fait leurs études en France mais qui rêvent d’un avenir professionnel en Afrique : on leur a fait croire, et particulièrement ce sommet du 8 octobre, que c’est un continent ouvert où tout est à faire. Et parmi eux il y a les descendants de ceux qui ont le pouvoir aujourd’hui en Afrique, cela leur ouvre la porte pour donner une nouvelle virginité à des patronymes après tout plutôt difficiles à porter.
Dès lors on comprend mieux l’existence d’un atelier du sommet aux nouveaux entrepreneurs et l’importance du « programme start-ups Africa-France » proposé par Achille MBEMBE. Il n’y a pas eu beaucoup d’annonces au plan économique à la fin du sommet, cela ne signifie-t-il pas qu’il n’y aura pas de changements majeurs dans la politique française envers l’Afrique à ce sujet ?
Plutôt que de me répéter en précisant qui tirera vraiment profit de cet aspect des relations France-Afrique, je propose qu’on examine la partie du spectacle où Emmanuel MACRON ait été interrogé (on pouvait s’y attendre) sur son soutien aux dictateurs et tripatouilleurs de Constitutions. Ses réponses n’ont guère été satisfaisantes. Mais est-cela qui comptait ? Il me semble que non. En effet, à ce sujet tout a déjà été dit. Le chef d’Etat français n’a pas bougé d’un iota, il a repris les réponses déjà données à la presse depuis un certain temps.
- A quoi servira alors « le fonds d’innovation pour la démocratie » proposé par Achille MBEMBE ? Certainement à attirer d’autres membres de la société civile africaine dans le piège mais surtout à assurer la reconnaissance d’Emmanuel MACRON comme ayant coopéré à l’instauration de la démocratie en Afrique.
Finalement Emmanuel MACRON n’a pas exprimé de sentiment de culpabilité au point de présenter des excuses, de demander pardon pour la colonisation et ses suites. Il a même refusé la demande de pardon au nom d’une bizarre théorie de reconnaissance qu’il a esquissée comme si reconnaissance et pardon étaient opposés ; lui qui, pourtant, a fréquenté le philosophe Paul Ricœur qui parle des effets reconstructeurs du pardon dans « La mémoire, l’histoire et l’oubli ».
- De fait le sommet n’avait pas pour objectif de se pencher sur le passé – et en cela le président français a raison – mais la rencontre avait pour finalité d’envisager un nouvel avenir pour les relations de son pays avec ses anciennes colonies.
A ce propos, ne se croirait-on pas revenu en 1958, au moment où le mouvement pour la décolonisation a poussé le Général De Gaulle à proposer un autre cadre pour les relations avec l’Afrique : la Communauté Française d’Afrique ? Pourquoi cette décision de De Gaulle? Parce que dans le contexte de l’époque avoir des colonies ne passait plus et surtout afin de donner des chances aux relations France-Afrique de perdurer tout en servant toujours les intérêts de la France. Ainsi, dans cette communauté, les Etats africains membres n’étaient nullement souverains dans des secteurs comme la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique, l’enseignement supérieur.
Ø De la même manière, Montpellier 2021, ce sommet de nouveau style est indispensable pour que la France change son image de « méchante qui soutient des dirigeants illégitimes opprimant les Africains » sans remettre pour autant en question ses intérêts sur ce continent.
Pour cela il fallait faire des ajustements cosmétiques comme changer le nom de l’AFD, ou les réformettes concernant le franc CFA, ou encore même le nom du sommet France–Afrique en Afrique-France sans toucher les accords militaires et autres.
Mais plus encore il fallait que la France se prépare pour les années à venir des dirigeants certes plus fréquentables mais toujours liés à elle par une fidélité sans faille. D’où l’importance de l’enseignement supérieur pour bien former les jeunes dans le cadre des campus nomades proposés par Achille MBEMBE.
Ce ne serait d’ailleurs pas étonnant que des acteurs de Montpellier fassent partie des dirigeants africains dans quelques années. Des hommes providentiels du genre de Lionel ZINSOU se présenteront aux élections, peut-être les choisira-t-on parmi ceux qui n’ont pas mâché leurs mots à Montpellier aujourd’hui ? Et puis des personnages avec des compétences universitaires pourront faire adhérer les actifs que seront devenus les jeunes d’aujourd’hui aux mesures n’apportant que des changements superficiels. Rappelons-nous l’enthousiasme qu’ont soulevé les premiers propos de Kako NUBUKPO à propos du CFA !
Alors, il ne faut pas qu’il nous arrive la même chose que dans les années 1958-60. Pour cela, tournons-nous, nous aussi vers l’avenir pour éviter de tomber dans les mêmes pièges. Soyons vigilants pour ne pas adopter les solutions intermédiaires de ceux qui craignent les changements brutaux tout en accordant le bénéfice du doute à ceux qui ont pourtant donné des preuves qu’on ne peut pas leur faire confiance. En effet, que recommanderait la prudence ? De prendre des distances avec ces personnes non, au lieu de choisir le sentimentalisme consistant à laisser encore une fois des chances à ce type de personnes ? Voilà pourquoi j’en appelle à la vigilance :
- de mes concitoyens qui vivent au Togo d’abord. Nous sommes soumis au même régime depuis plus d’un demi-siècle. Nous n’avons certainement pas su trouver la bonne stratégie pour obtenir l’alternance. Cependant, reconnaissons-le, nous n’avons guère été aidés dans ce sens. Le Togo est donc un pion important dans le système français, mais surtout on a vraiment peur d’une alternance dans notre pays. Cela devrait nous redonner confiance en nous-mêmes pour continuer la lutte dans la société civile comme dans les partis politiques ;
- de mes concitoyens togolais de la diaspora, vous qui n’avez pas accepté la mascarade de Montpellier, pour consolider l’unité entre vous en France, en Europe, en Amérique afin que nous puissions compter sur vous pour porter en Occident notre voix demandant plus de dignité et de liberté ;
- de tous les Africains de la diaspora, vous qui ne vous êtes pas reconnus dans le spectacle donné à Montpellier, pour que vous vous réunissiez et parliez d’une même voix en concertation avec les sociétés civiles africaines, afin de faire barrage aux nombreux pièges qui nous sont tendus, pour que vous agissiez de manière à ce que notre histoire ne prenne pas de nouveau un mauvais virage ;
- de tous les femmes et hommes de bonne volonté, et en premier lieu les membres de la société civile française, épris de justice et de vérité, défenseurs des Droits de l’Homme et de la démocratie pour former avec nous une barrière philosophique mais aussi d’actions face à ceux qui veulent faire perdurer ce qui a commencé il y a cinq siècles maintenant avec la traite des esclaves.
Par Maryse QUASHIE